Alors qu’il est invité à une exploration artistique de la ville par le Grand Café de Saint-Nazaire, Neal Beggs constate ; « il n’y a pas de montagne à Saint-Nazaire. » Sauf qu’une vétille géologique ne saurait empêcher l’artiste britannique de s’adonner à l’escalade.
C’est sans doute parce qu’à première vue rien ne semble rapprocher la ville de Glasgow de Saint-Nazaire où il expose actuellement, que Neal Beggs y a proposé ce titre aussi laconique qu’incongru: There are no mountains in Saint-Nazaire, Une étrange mise en résonance qui trouve sa source dans l’impératif qu’a Neal Beggs de se hisser au-dessus de choses. Homme de villes, l’artiste affectionne les hauteurs et les affronte quotidiennement. Mais, non réductible à l’appréhension du monde par le haut, l’escalade, davantage qu’un simple loisir, semble le constituer comme artiste. Surfaceaction, sa pièce maîtresse et matricielle se présente sous la forme d’une action filmée en vidéo, en l’absence de tout public. L’artiste y apparaît crapahutant, à grand renfort de coups de piolets et de chaussures à crampons, évoluant sur toute la longueur d’un mur nu et blanc d’une vingtaine de mètres. ce n’est cependant pas tant cette dimension de l’effort, ou du défi sportif – bien réel – qui donnent à ce geste sa teneur, mais sa décontextualisation ou plutôt sa recontextualisation, voire le glissement de sa portée symbolique au cœur du sacro-saint white cube. Le spectateur confronté à cette projection a le sentiment ambivalent d’assister à un parcoure physique intense, perçu toutefois par le filtre du différé qu’accentue le dispositif (déplacement d’une action dans un espace différent ayant nécessité la construction d’un mur spécialement conçu pour en accueillir l’image projetée). L’impression de progression inéluctable qui s’en dégage est d’autant plus forte qu’elle est rythmée par la scansion amplifiée des bruits secs portés à la paroi. Ces deux effect conjugués ravivent la présence physique de l’artiste aux prises avec un espace et une durée réels, tout en nous confortant dans l’idée de sa mise scéne.
Cette idée de mise à distance, de recadrage, trouve son prolongement dans la dernière version montrée à Sainte-Nazaire (la quatrième du genre) dans l’intention de présenter, parallèlement à la projection de l’action, son making of, livrant là les conditions d’un tournage habituael avec ses incontournables réglages en tout genre. C’est dans ce déphasage instauré entre la notion d’expérience intime, véhiculée par l’action initiale, et sa transposition que se loge le sens même de l’acte artistique.
Le processus qui consiste à excéder ce qui à première vue relève du domaine personnel pour atteindre à une dimension plus large est le principe clé de la vidéo Expressway, L’artiste continue d’y occuper une place centrale, escaladant cette fois un mur longeant une voie rapide en pleine ville. Ici surgit un parallélisme étrange de vitesses incompatibles et de symboliques contradictoires : la fièvre automobile collective, spectaculaire (au sens situationniste du terme) et la progression lente et solitaire, directement vécue. La caméra le filme de trois quarts tout à son activité favorite, jusqu’au terme de son déplacement où, arrivé à hauteur de l’objectif, se retournant vers lui il découvre un chiffre tatoué sur son bras : 1959 en caractères de cristaux liquides, son année de naissance. Pour Neal Beggs la nécessité d’inscrire sa pratique dans le champ de l’art ne se pense pas indépendamment du champ de l’expérience. S’inscrire dans le paysage – naturel et artistique – revient à inscrire son être, son corps, sa pensée, ainsi que son engagement dans une sorte de grand large simultanément réel et allégorique. Son goût de l’ascension est assurément autant physique que métaphorique. Il joue de fait sur les deux tableaux fondus en un seul registre qui, s’il n’est pas tout à fait nouveau (l’élévation est une inclination de l’âme dont les Romantiques se sont fait les représentants1) se trouve ici réinvesti de façon très personnelle. Pour preuve la référence à René Daumal avec Le Mont Analogue, son ultime roman, dont se saisit Neal Beggs, qui, fidèle à sa pratique du décentrement, le transcrit en anglais à l’aide d’un logiciel de traduction. Cette méthode, conçue au premier chef pour pallier sa méconnaissance du français, peut être lue comme l’instrument d’une mise en forme possible du concept de vertige. contenu dans l'idée d'interprétation approximative (en écho à celui de la narration relatant une expédition partie à l'ascension d'une montagne imaginaire).
On touche là une notion chère à l’artiste, celle du sublime, non pas envisagée sous un mode nostalgique figé, mais revisitée à la lumière de notre bruyante contemporanéité.
Bien au-delà du strict et trop restrictif contexte de la nature, elle s’élargit à des formes diverse, avec une propension à se loger dans le rapport à notre monde aussi bien technologique qu’urbain.
Deux œuvres renvoient à ce dépassement des genres, saisie photographique de l’homo erectus chaque fois : la première Some Kind of Meaning (2000) figure l’artiste juché en haut d’un toit terrasse d’un tour de Glasgow, légèrement penché vers le vide : la seconde (au titre identique mais datée de 2003) le situe à l’aplomb de l’eau, sur un rocher de Saint_Nazaire dont l’horizontalité quasi parfaite ne fait qu’un avec la ligne d’horizon. Chez Neal Beggs, un principe d’équivalence naît du postulat que l’on peut indifféremment s’absorber dans la contemplation de la mer comme dans celle d’un paysage intensément urbanisé, tel Glasgow. La conquête des hauteurs, à pied ou à crampons, n’a que faire d’idéalisme primaire. Elle est délibérément dans la mixité des réalités disjointes. L’installation Corridor, réalisée au Centre for Contemporary Arts de Glasgow, en est l’expression tengible confrontant, de part et d’autre d’un couloir, une liste de montagnes écossaises de plus de 3000 pieds (soit 914m de haut) à celle de noms de tours de Glasgow de huit étages et plus avec leurs chiffres correspondants. Vision ne manquant pas d’humour, que souligne la présence d’une case destinée à être cochée à côté de chacun des noms.
Au-delà du simple schéma de l’œuvre comme énoncé d’une réflexion entre subjectivisme et objectivisme, la mise en pratique par Neal Beggs de son univers intime, intégrant la connaissance par le corps, n’exclut pas la notion de plaisir comme en témoignent les rampes et murs d’escalade avec matelas pour amortir les chutes conçus à l’attention du public. S’il y a bien chez lui une philosophie de l’acte assimilée à l’expérience de l’extra-ordinaire, son accomplissement redouble dans son basculement à l’intérieur du champ de l’art. On songe à une réinterprétation de Pascal : « (...) par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point : par la pensée, je le comprends. »
Notes.
1. Novalis – mais l’on pourrait remonter dans le temps et citer et aussi bien Pétrarque (L’Ascension du Mont Ventoux), lequel déjà ne dissociait pas sensations et sentiments, expérience et création.
Patricia Brignone 2003